INTERVIEW. "La radicalisation islamiste s'insinue partout", selon Christian Estrosi

Une semaine après l’attentat de la basilique Notre-Dame, c’est un maire de Nice inquiet et lucide qui se confie à Nice-Matin. Il prône une fermeté accrue mais se refuse à "flatter les bas instincts".

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Denis Carreaux et Stéphanie Gasiglia Publié le 05/11/2020 à 07:30, mis à jour le 05/11/2020 à 08:07
Christian Estrosi dans son bureau lors de l'interview. Photo Frantz Bouton

Dans son bureau, les drapeaux sont en berne. Christian Estrosi porte avec gravité la responsabilité d’une ville à nouveau meurtrie au plus profond de sa chair après l’attaque terroriste de jeudi dernier.

Soucieux de protéger encore davantage des habitants légitimement inquiets face à la menace terroriste islamiste, le maire de Nice s’inquiète aussi de la multiplication sur les réseaux sociaux des appels à la haine.

L’enjeu est aujourd’hui double : assurer la sécurité des Niçois et préserver la cohésion de la ville.

L'ATTENTAT

"Une fois tout le monde au travail, j’ai eu un petit coup de blues... fort même, puissant. Une espèce d’effroi qui me saisit", confie le maire. Photo Dylan Meiffret.

Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez été informé de l’attaque terroriste jeudi ?

J’étais sur place dans les dix minutes qui ont suivi. Et grâce à la rapidité d’intervention de la police municipale, j’ai eu quasiment à l’instant T connaissance du geste atroce commis sur la première femme, dont on ne connaissait pas encore l’identité, sur une autre qui s’était déjà réfugiée dans un bar en face du presbytère et sur Vincent le sacristain. Je suis arrivé au moment où ma police municipale venait de menotter le barbare. A ce moment-là, il fallait garder la tête froide. En lien avec le CSU et le préfet, se demander s’il se passait autre chose ailleurs dans la ville et la mettre sous surveillance. A ce moment-là, il ne fallait pas se laisser aller au moindre sentiment, mais avoir le recul et la lucidité nécessaires pour prendre les bonnes décisions.

Une fois tout le monde au travail, j’ai eu un petit coup de blues... fort même, puissant. Une espèce d’effroi qui me saisit. Trop, c’est trop. Pourquoi ? Comment ? Quelque chose vous pousse à la colère et c’est là qu’il faut une force intérieure pour la contenir. Ne pas la laisser prédominer. Alors qu’il y a tant à gérer, on attend de moi de rester responsable et lucide. Car l’inquiétude, on l’a vu, a gagné rapidement la ville, d’abord pour le week-end de la Toussaint, ensuite pour la rentrée des classes.

L’Etat a-t-il été à la hauteur depuis jeudi dernier ?

Oui, clairement oui. L’Etat, au plus haut niveau, et derrière lui une administration dont personne ne peut douter de la compétence en matière de renseignement et en matière judiciaire. Ils ont tout de suite conclu que c’était une attaque terroriste. Contrairement à l’attentat du 14 juillet, il n’y a pas eu de vide. Même si François Hollande, ce soir-là, m’avait téléphoné vers 23h pour me dire que c’était un attentat terroriste, l’Etat était à la recherche de certitudes sur la qualification.

Pour Notre-Dame, l’attentat a été qualifié immédiatement et cela a permis de multiplier les moyens à Nice et sur toute la France en relevant le niveau du plan Vigipirate en Urgence attentat.
Le Président est arrivé deux heures plus tard et le lendemain, ce qu’il m’avait promis est arrivé : deux unités de renfort soit 120 policiers nationaux et 60 militaires de Sentinelle.

Comment se déroulera l’hommage national samedi matin ?

J’ai sollicité le Président dès vendredi soir. Dès dimanche soir je savais que la volonté était là. Il fallait s’assurer du consentement des familles. J’ai passé la totalité du week-end à les recevoir. L’hommage se déroulera à la colline du Château samedi à 10h. Il sera présidé par le Premier ministre. La cérémonie sera sobre. On finalise les derniers détails pour que ce moment soit protecteur pour les familles de Nadine, Vincent et Simone. Elles doivent être au centre sans être exposées. Cet hommage sera pour les victimes, avec un temps de reconnaissance aux forces de l’ordre et de secours. Ils ont tout tenté pour sauver Simone. J’ai vu ce combat pour la vie qu’ils ont mené, ils étaient bouleversés de me dire : nous n’y sommes pas arrivés...

LE RôLE CLé DE LA POLICE MUNICIPALE

Lors de la réception de la police municipale dans le bureau de Christian Estrosi. DR.

La police municipale a permis de neutraliser le terroriste. Elle a joué un rôle majeur...

C’est important d’avoir une police nationale complémentaire de la police municipale. Pour moi, elle doit compléter les manques de la police nationale, et en même temps utiliser le niveau le plus élevé de formation, d’équipement et de technologies, comme la vidéosurveillance, les boutons d’alerte, les bornes de signalement. Cela a fait débat par le passé. Ceux qui il y a quelques années encore riaient, disent aujourd’hui: "chapeau !".

Lorsque Emmanuel Macron est venu, au moment de la revue des troupes, un policier national lui a dit qu’il aimerait bien disposer des mêmes moyens que la police municipale en termes de réactivité.

Comment renforcer encore le rôle de la police municipale ?

Ce sujet est désormais sur la table au parlement grâce à la police municipale de Nice avec la loi Fauvergue. J’avais demandé une expérimentation afin que l’on puisse partager les fichiers, les fréquences radio, que la police municipale ait le droit d’intervenir, et pas seulement en flagrant délit, de contrôler les identités, d’ouvrir des coffres... Normalement après la navette au Parlement, l’expérimentation pourra débuter au début de l’année prochaine.

Nous aurons réussi cela : faire évoluer les droits dans notre pays et faire évoluer les polices municipales... des maires qui le souhaitent.

Si je n’avais pas obtenu que les policiers municipaux soient équipés des mêmes armes que les nationaux - des semi-automatiques-, ils n’auraient pas pu neutraliser l’assaillant de Notre-Dame. Ils me l’ont dit.

Naturellement, il n’est pas question de compétition. Cette expérimentation se fera dans le cadre d’une convention qui en fixera le cadre avec le préfet et la direction départementale de la sécurité publique.

Concernant la reconnaissance faciale, vous vous heurtez encore au refus de la Commission nationale informatique et libertés...

La CNIL nous objecte toujours l’état de droit actuel, la loi informatique et libertés de 1978, malgré l’expérience réussie lors du carnaval 2019.

Pour Notre-Dame, la police judiciaire est en train de réaliser un travail remarquable pour retracer le trajet du terroriste. Six jours après, on est loin de tout savoir et il y a peut-être des choses que l’on ne saura jamais sur les lieux fréquentés, les personnes croisées, la préparation...

Nous aurions eu la possibilité de mettre sa photo dans le logiciel pour l’instant désactivé que nous possédons, relayé par les 3.800 caméras, nous aurions eu toutes ces informations ça en quelques secondes. Pourquoi se priver de cette efficacité ? Là c’est l’œil humain qui trie des milliers et des milliers de passants... Ce logiciel ne surveillerait pas tout le monde, mais uniquement celui que le Parquet national antiterroriste a une bonne raison de suivre.

LA MENACE ISLAMISTE

"Je ne peux pas cautionner de voir des Niçois se monter contre une communauté qui, dans sa très grande majorité, rejette la radicalisation", estime Christian Estrosi. Photo Frantz Bouton.

Y a-t-il des soupçons d’islamisme radical dans certaines mosquées à Nice ?

Il est de la responsabilité du maire de veiller à la cohésion de la cité et de faire des propositions dignes, de ne pas flatter les bas instincts dans cette période tourmentée où l’on sent pointer une certaine hystérie. C’est un sujet à aborder avec sérieux en limitant tout risque d’amalgames. Si le populisme est désagréable dans une période calme, il est abject dans celle que nous sommes en train de vivre. Je ne peux pas cautionner de voir des Niçois se monter contre une communauté qui, dans sa très grande majorité, rejette la radicalisation. Il ne faut pas aborder ce problème seulement à travers les lieux de culte. La radicalisation peut y être et elle y est certainement dans certains, comme dans certaines écoles hors contrat...

J’en reviens à la 5e colonne, la radicalisation est partout. Mais il ne faut pas confondre radicalisation et religion. Ce que je dénonçais en 2013-2014, alors que tout le monde se déchaînait contre moi, n’est plus contesté. Jean Castex disait la même chose dimanche soir: attraper le mal à la racine, dans les fausses mosquées, les écoles clandestines... S’il avait dit ça en 2013 en tant que Premier ministre, on aurait dit: ce type est un facho ! Maintenant, on le sait, l’ennemi est identifié. Le président de la République dit islamisme radical, moi je dis islamo fascisme.

Et ce mal est partout, dans les associations, les administrations jusqu’au plus haut niveau, au CHU comme sans doute dans les mosquées. Il y en a peut-être chez vous, chez nous... Donc, il ne faut pas cibler spécialement les lieux de culte, mais mettre en place une organisation avec des renforts des services spécialisés de renseignement pour déceler la radicalisation partout où elle s’insinue.

Il n’y a donc pas d’inquiétude concernant des lieux de culte à Nice ?

Je ne me permettrais pas de dire qu’il ne se passe rien dans aucune mosquée à Nice. J’ai un contentieux avec la mosquée de la plaine du Var. Quand le gouvernement dit qu’il faut faire fermer des lieux où existe un lien avec des financements étrangers sans transparence, nous sommes dans ce cas. Nous avons signalé au parquet des soupçons d’abus de biens sociaux. Il y a donc suffisamment d’ingrédients pour le faire. J’espère qu’avec ce qu’a annoncé le Premier ministre, cela va nous conduire à la fermeture de ce lieu.

Sur les autres lieux, il y a des baux emphytéotiques, d’autres sont les propriétés d’associations de privés. Pour les lieux avec des baux, si le préfet et les services de renseignements signalent des indices de radicalisation, c’est la résiliation immédiate.

Il faut couper les tentacules de la pieuvre et créer une société de vigilance où chaque citoyen a le droit de se sentir responsabilisé.

Faut-il s’inspirer de la méthode israélienne ?

La France doit le faire. En 2013, lorsque les premières familles niçoises ont vu des enfants partir en Syrie, j’avais mis en place une cellule de recensement qui se réunissait chaque semaine en préfecture. Le numéro d’appel de signalement est toujours actif (04.97.13.55.00). Je souhaite que l’État français s’inspire de cela pour mettre sur pied cette société de vigilance.

J’ai demandé au cours du dernier mandat et je vais l’accélérer, à tous les cadres de la municipalité de suivre un stage de formation pour devenir eux-mêmes des physionomistes, être attentifs à ce qui se passe dans leur service, et former eux-mêmes un nombre d’agents crédibles, notamment à l’état civil, mais aussi ailleurs pour participer à cette société de vigilance.

À Nice, nous avons une charte de la laïcité, que la loi sur les séparatismes va généraliser : aucune association ne peut bénéficier d’un local, d’un équipement sportif d’une subvention si elle ne la respecte pas. Cela nous a permis par exemple d’enrayer un phénomène naissant dans le sport notamment. Dans des clubs de foot, il y avait parfois des prières dans les vestiaires.

Si on dit les choses, qu’on les appelle par leur nom alors on protège les citoyens, tous les citoyens donc aussi ceux de confession musulmane qui ne veulent pas voir abîmer les valeurs de la République qu’ils partagent.

DES MESURES D'EXCEPTION?

"La pire des choses serait que l’on se laisse entraîner dans le populisme. Il faut de la fermeté, mais il ne faut pas faire n’importe quoi. Pas d’emballement, pas de surenchère." Photo Frantz Bouton.

Renforcer la lutte contre le terrorisme en tendant vers des mesures d’exception, c’est remettre en cause l’Etat de droit ?

Je ne veux pas violer l’Etat de droit ! Je veux le mettre à la hauteur de la menace. L’Etat de droit, c’est le respect du droit : je suis dans la droite ligne de ce qu’a dit Jean Castex qui veut soumettre au parlement un texte pour renforcer notre arsenal juridique.

La pire des choses serait que l’on se laisse entraîner dans le populisme. Il faut de la fermeté, mais il ne faut pas faire n’importe quoi. Pas d’emballement, pas de surenchère.

D’ailleurs, nous demandons à être associés comme j’ai pu l’être pour la loi Fauvergue, à la loi sur les séparatismes. Le débat entre le gouvernement et le parlement c’est bien, mais où tue-t-on ? On tue dans les écoles communales, les églises communales, l’espace public et les équipements communaux ! On ne tue pas à l’Assemblée ou au Sénat.

Aujourd’hui, où en est l’Etat de droit lorsqu’on a peur de sortir de chez soi, d’amener ses enfants à l’école ? Je souhaite donc une législation plus lourde. Le seul droit que l’on doit laisser à un ennemi du droit : c’est le droit d’avoir un avocat, de se défendre.

Faut-il agir davantage au niveau européen ?

J’appelle à un acte II de la déclaration de Nice. Avec Julian King, l’ex-commissaire européen charge de l’Union de la sécurité, j’entame une démarche avec deux propositions majeures :

1. Suspendre pour un certain temps les accords de Schengen. Nice n’a pas été touchée parce que c’était Nice, mais à cause de sa proximité avec la frontière.
2. Toutes les démarches de droit d’asile doivent être effectuées dans les consulats généraux mutualisés sur le territoire des ressortissants demandeurs d’asile, et que ceux qui l’ont obtenu se voient retirer leur statut de réfugié en cas de délit.

Que pensez-vous de l’idée d’Eric Ciotti de créer un "Guantánamo à la française" ?

J’ai du respect pour Éric Ciotti qui est un député brillant... Mais Guantánamo est un lieu de torture, où sont bafoués les Droits de l’homme. Alors utiliser les méthodes de Guantánamo que la plupart des démocraties dénoncent, je n’adhère pas. Moi je souhaite, que les étrangers fichés soient renvoyés chez eux et que la nationalité française soit retirée aux binationaux. Et c’est déjà dans notre droit.

Christian Estrosi est-il toujours "Charlie"?

"La force de la France, c’est aussi sa liberté d’expression. Je ne veux pas qu’on porte atteinte à ce droit. Mais il faut se garder d’une sorte de formule : ça ne vous a pas plu, alors on va vous en balancer 10 fois plus. On ne doit pas répondre à la menace par une provocation extrême. Je suis Charlie car on ne peut accepter que des journalistes soient sauvagement abattus pour leur liberté d’expression. Et je resterai Charlie en mémoire de ces journalistes.

Au fond ca renvoie à Samuel Paty. Qu’on utilise les caricatures à des fins éducatives, oui ! À des fins de provocation, non ! Ce courageux professeur, à cause la chape de plomb que fait peser l’Education nationale, a même pris la précaution de faire sortir ceux que cela pouvait heurter. Je demande à ce que l’on mettre au programme l’obligation de l’enseigner à travers tout ce qui permet de parler de la liberté d’expression, donc à travers ces caricatures. Et tous les enfants à qui on veut enseigner pourquoi ces journalistes sont morts, doivent être sur un pied d’égalité.

On ne demande pas à des enfants de sortir de la classe lorsque l’on enseigne la Shoah ou les croisades et l’inquisition. Il n’y a que comme ça que l’on pourra revendiquer la victoire de la laïcité dans notre pays."

"Je suis Charlie car on ne peut accepter que des journalistes soient sauvagement abattus pour leur liberté d’expression." Photo Frantz Bouton.

170 nouvelles bornes d’appel d’urgence

"Seize bornes d’appel d’urgence installées en décembre 2019 ont permis plus de 600 signalements. J’ai décidé d’en ajouter 170 devant chaque école de la ville. 30 seront installées en novembre, 40 en décembre, 50 en janvier et 50 en février. C’est un des volets de la société de vigilance que j’appelle de mes vœux."

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